10 Novembre 2021

[NEURO#2] Comment mène-t-on les recherches sur les neurosciences dans l'espace ?

L’instant où les sens de l’astronaute lui font défaut est parfois fugace. Il ou elle reprend ses esprits, retrouve son équilibre, et s’adapte. Étudier les neurosciences en impesanteur est une discipline difficile, expérimentale, parfois compliquée à reproduire. C’est notre défi : comprendre comment l’impesanteur influe sur nos sens.

Tromper les sens

[...] réfléchir dans un sens qui ne permet pas de résoudre l’énigme [...]

Pour le magicien Yann Frisch, qui a préparé les quelques tours avec Thomas Pesquet (vidéo d'ouverture de notre dossier « 40 ans de neurosciences au CNES ») : « dans un bon tour, l’idée est de tromper le spectateur, de l’amener à réfléchir dans un sens qui ne permet pas de résoudre l’énigme qu’il observe ». En ce sens, le rapprochement avec les expériences de neuroscience qui sont proposées aux astronautes est facile : l’un des objectifs est justement de priver le cerveau de ses repères pour tromper ses sens. Afin de mieux les comprendre…

En 1982 déjà avec Posture, nos chercheurs étudiaient l’influence de la vision sur le contrôle de l’équilibre en impesanteur. Les pieds attachés, Jean-Loup Chrétien tentait de montrer une cible en tendant le bras dans différentes conditions. De quoi montrer entre autres que lorsque l’astronaute perd l’équilibre même lorsqu’il flotte en impesanteur, son corps tente immédiatement de le redresser comme sur Terre !

Expérience Posture réalisée par Jean-Loup Chrétien dans la station soviétique Saliout 7 en 1982. Crédits : CNES.

De l'observation à la répétition

L'expérience GRASP par Thomas Pesquet dans l'ISS en mai 2017. Crédits : ESA.

Les différentes expériences françaises et européennes en neuroscience spatiale suivent soit une hypothèse physiologique sur le fonctionnement du cerveau et le rôle de la gravité, mais aussi parfois une logique observationnelle : les astronautes signalent par exemple qu’ils oublient facilement la position d’un objet, ou quantifient mal le mouvement. Partant de ces constats, médecins et équipes techniques tentent ensuite d’en reproduire les effets à travers une expérience qui va le quantifier. Mais il faut beaucoup de temps pour définir le bon protocole, développer un concept médical, puis concevoir le matériel adéquat.

Les astronautes ont un planning très chargé, on ne peut pas les solliciter sur des périodes trop longues

Sans compter que l’astronaute lui-même n’aura peut-être pas la même réponse à l’expérience entre le 1er jour de sa mission et après plusieurs mois de vol ! Et ici, pas de cohorte de centaines de patients : en orbite, les astronautes se succèdent, les expériences s’étendent sur plusieurs années, et même les conditions qui les entourent évoluent de mission en mission.

Comme l’explique le Dr. Michele Tagliabue, « GRASP par exemple a été acceptée il y a environ 20 ans, mais elle n’a finalement été assemblée par Thomas Pesquet sur l’ISS que lors de mission Proxima en 2016 ! Les astronautes ont un planning très chargé, on ne peut pas les solliciter sur des périodes trop longues ». Heureusement les astronautes de toutes nationalités qui se sont succédés depuis ont tous tenté, en position assise et couchée, de saisir un objet en réalité virtuelle en estimant sa position, après l’avoir perdu de vue.

Faire progresser la technologie

L'expérience Cognilab, testée par Leopold Eyharts au CNES, combinait signaux corporels grâce au premier système à « retour d'effort » et stimulation visuelle. Crédits : CNES.

Problèmes d’équilibre, soucis liés à la verticalité, à la cognition, au contrôle des mouvements et de la posture, altération du contrôle des mouvements oculaires ou de la coordination œil-bras, voici les thèmes centraux des études neurosensorielles que nous menons. Pour certaines comme les « Figures Réversibles », les astronautes n'ont eu besoin « que » d’observer des figures présentant des ambiguïtés bi ou tri-dimensionnelles puis d’enregistrer les résultats.

Nous avions eu cette idée du retour d’effort, que personne n’utilisait alors dans le monde avant 1993

Mais pour d’autres comme Viminal ou Cognilab qui furent déployés au sein de la station MIR, il a fallu développer à l’époque de nouvelles façons de mesurer les mouvements ou de mettre l’astronaute en situation. Pour Cognilab, l’astronaute est soumis à des stimuli (visuels, tactiles, auditifs) et l’appareil enregistre ses réactions. Il mesure la production et la perception des forces, le pointage, le suivi de contours…

Alain Berthoz, neurophysiologiste et pionnier du domaine détaille « Nous avions eu cette idée du retour d’effort, grâce à notre coopération avec Victor Gurfinkel à Moscou. Ça restitue la sensation tactile et les forces de ce que l'on voit à l'image, ce que personne n’utilisait alors dans le monde avant 1993. C’était totalement novateur. Cela a mené à une proposition pour qu'il y ait du retour d'effort dans le manche de pilotage des navettes ou des avions ». Grâce aux efforts de nos équipes, Cognilab fut utilisée pour 3 missions et plusieurs dizaines d’heures en orbite. Cette technologie est aujourd’hui utilisée dans les jeux vidéo, mais aussi en chirurgie, et dans de multiples applications de réalité virtuelle civiles et militaires.

Une longue liste de réussites

L’astronaute italien de l’ESA Luca Parmitano dans l’expérience GRIP en 2019. Crédits : ESA.

NEUROCOG, 3D Space, Physalie, MOP, COGNI, tant de noms parfois exotiques (que vous pouvez explorer via leurs fiches du centre de contrôle CADMOS au CNES) mais qui reflètent l’implication de 3 générations de chercheurs et d’astronautes … Et même parfois les 2 professions dans le cas de Claudie Haigneré, dont la thèse en neurosciences avant sa sélection, et les expériences passées furent de précieux atouts pour faire progresser le domaine. Neurostimulation, utilisation de casques de réalité virtuelle (VR), suivi des yeux et des mouvements, les mesures se perfectionnent pour pousser la compréhension des phénomènes liés à l’impesanteur… Mais aussi à la pesanteur réduite ou même à l’hyper-pesanteur !

En effet, grâce à de nouvelles campagnes que nous menons lors de vols paraboliques, on peut aussi faire émerger des résultats nouveaux. « Lorsque l'on alterne entre 0 et 2G, on se rend compte que c’est lors d’une augmentation de pesanteur que l’exercice est le plus compliqué ! Et les adaptations qui se mettent en place au niveau du déclenchement des mouvements sont différentes de ce qu’on attendait » explique le Dr Lionel Bringoux. Grâce à ces recherches, les chercheurs français sont devenus de véritables experts pour égarer notre perception et comprendre ses mécanismes.